Investigateur chevronné, mémorialiste truculent et conteur hors pair, Boudard emporte ses lecteurs par une vague tantôt faubourienne, tantôt lettrée, avec toujours en filigrane le sens de la gaudriole élégante.
Alphonse Boudard a créé une œuvre inspirée par sa vie pleine de zigzags : «combattant du petit bonheur» dans l’armée de Lattre, résistant décoré, malfrat envoyé en prison pour des casses malheureux, tuberculeux soigné en sanatorium. Il fit ses universités au cachot où la lecture intensive lui donna le goût de tâter de la plume.
Les concours de rots et parties de fesses en l’air ne sont qu’un voile, car derrière cette gauloiserie, il y a les libérateurs pitoyables, les cours de justice infamantes, les prisons dégueulasses, les mouroirs qui s’appellent hôpitaux, toute la misère humaine racontée avec verve et colère. Cet amalgame-là rend la lecture de Boudard à la fois distrayante et terrifiante.
«Je suis né comme un chien dans un jeu de quilles.» Né de père inconnu et délaissé par sa mère prostituée, Alphonse Boudard est confié dès sa naissance à une famille de paysans de Bellegarde, en pleine forêt d’Orléans. C’est là qu’il passe ses premières années, comme « un petit clébard », entre Blanche et Auguste. Ce dernier, ancien de la grande guerre, taciturne, laconique, bourru et affectueux, ponctue ses journées besogneuses et silencieuses de courtes tirades telles que « Tchon, fi de garce, vl’à t’y pas l’Alphonse qui s’ramène ». Une première approche du langage pour le jeune Boudard, qui semble alors promis au difficile statut d’ouvrier agricole.
Il a sept ans quand sa mère le retire à sa famille d’adoption pour le ramener à Paris, où elle l’installe chez sa grand-mère. Il vit d’abord du côté de la Motte-Picquet Grenelle, puis dans le 13ème arrondissement, entre les Gobelins et la Porte de Choisy. Se mêlant aux « locaux », Alphonse perd son accent campagnard et adopte le langage parigot et fleuri de ses nouveaux « potes », les populos du quartier qui vont turbiner tous les matins aux usines Panhard et Levassor, quelques apaches de la Butte aux Cailles, de vieux soudards, des anciens Bataillons d’Afrique (les Bat d’Af) de Tatahouine, et des accrocs au « jinjin » qui perdent leurs derniers sous et leurs derniers jours dans les bistrots.
La guerre 39-45 marque le premier grand tournant de la vie du paysan parisien Boudard. Ouvrier typographe dans une imprimerie, il vivote et hésite comme beaucoup entre l’appel au calme de Pétain et le « grand large » proposé par De Gaulle. Ces deux figures sont bien loin du 13ème arrondissement, mais y sont représentées, pour le Maréchal par les militants des partis de droite qui trouvent dans ses discours un exutoire à leur ennui ou à leur hargne, et pour le Général par les communistes galvanisés par le fiasco de l’opération Barbarossa. A quoi tient l’engagement, le fait qu’on bascule d’un côté ou de l’autre, se demandera souvent Boudard ? Peut-être plus aux affinités avec les hommes qu’aux idées pour lesquelles ils militent ? Le hasard et les amitiés font bien les choses pour Alphonse Boudard, qui se retrouve du « bon côté de la barrière ». Après avoir été sur les barricades de la place Saint-Michel lors de l’insurrection de Paris, il s’engage dans l’armée de De Lattre et part bouter l’allemand hors de France. Un fait d’arme lui vaudra une blessure judicieusement placée et une décoration.
La fin de la guerre sonne le glas des illusions de beaucoup des jeunes gens qui s’étaient laissés porter par la fièvre de la Libération. Ce qui pour les uns est synonyme de retour au boulot se traduit pour les autres par le chômage forcé et non indemnisé. Or, La Fontaine le disait déjà, « l’oisiveté est mère de tous les vices », et les mauvaises habitudes prises durant la guerre et les campagnes militaires ne se perdent pas facilement. Boudard vit d’expédients, fréquente toutes sortes d’engeances, traîne ses lattes dans un Paris désoeuvré… Il commence par quelques combines illicites, puis s’essaie au cambriolage et utilise finalement son ascendant sur les autres pour monter d’efficaces équipes et de lucratives « affaires ».
C’est le début de sa période sombre. Il passe une quinzaine d’année entre ombre et lumière, entre un milieu parisien interlope et diverses prisons ou hôpitaux français. Il y croise la fine fleur des bas fonds, tout ce que la société punit, rejette ou ne veut pas voir, noue quelques amitiés et s’y construit une véritable carapace, bien décidé à cultiver sa différence. Pied-Nickelé. Bien plus que «gangster», comme on dit à l’époque. Un poil Croquignol pour le tarin «bien nez», un brin Filochard pour l’art de bonimenter. Du bagout, il en faut pour vendre des photos porno sous le manteau ou écouler de la fausse monnaie. Ainsi, une première fois amnistié par Vincent Auriol, eu égard à ses états de service dans le réseau Navarre, Boudard retourne-t-il au placard pour cinq ans, au milieu des fifties, à cause de cette fâcheuse manie de casser les coffres-forts: «Dans la profession, les perceurs sont une espèce d’aristocratie, on n’en rencontre pas des bottes et, en général, cette spécialité les met à l’abri des compromissions trop sordides.»
Diagnostiqué « intelligent » par l’administration pénitentiaire, il a accès aux bibliothèques et s’enferme dans la lecture. C’est ainsi en prison qu’il fait sa culture littéraire, allant de la Bible à Céline, en passant par les classiques grecs, les romans de Balzac, Stendhal, Tolstoï, Proust, Mann, les biographies historiques et les récits de voyages. Il fait ses gammes, en quelque sorte. Ces lectures ne font pas son éducation, mais elles la complètent. Il le dit lui-même, « les voyages, comme les livres, ne forment que ceux qui le sont déjà, tout comme la grammaire n’apprend pas le langage, elle le structure, l’organise, l’explique ». Alphonse Boudard, qui a déjà sérieusement roulé sa bosse sait que rien ne remplace l’expérience, mais il commence à ressentir l’appel de la page blanche… Il sort de prison en 1958, et ses premiers manuscrits, empreints de son style à la fois argotique et littéraire, témoignant d’une double culture, séduisent un éditeur plus téméraire que la moyenne de sa profession, et ses premiers écrits conquièrent un large public, amateur d’un langage « où les gauloiseries, les truculences et l’argot des voyous rencontrent la petite musique des nostalgies ».
C’est le début d’un succès que rien ne démentira, le « miracle Boudard » que Michel Tournier, un de ses premiers lecteurs, qualifiera de « la rédemption par l’écriture ». Son style immédiatement reconnaissable, son expérience personnelle unique, son réel talent de romancier, font rapidement d’Alphonse Boudard une valeur sûre, et le cinéma lui tend la main.
Publié chez Plon en 1962, grâce à une fiche de lecture de Michel Tournier, la Métamorphose des cloportes, premier roman d’Alphonse Boudard, permet subitement à son auteur de «passer de la rubrique des faits divers aux pages littéraires». Dans cet ouvrage racontant le retour à la vie active d’un ancien casseur, Boudard se révèle d’entrée le chaînon manquant entre Céline et Frédéric Dard.Prix Renaudot. Adapté illico à l’écran par Audiard et Granier-Deferre, la Métamorphose des cloportes (avec Ventura et Aznavour musique de Jimmy Smith) est un succès.
Pour Boudard c’est le début d’une notoriété qui ne faiblira jamais, y compris dans le cinéma, son nom figurant au générique de plusieurs films dont le Soleil des voyous, Du rififi à Paname, le Solitaire ou le Tatoué » Prix Sainte-Beuve pour la Cerise, son deuxième livre traitant de ses années d’incarcération, Boudard, après avoir terminé un fameux dictionnaire d’argot (il se réclamait bilingue «français-argot»), la Méthode à Mimile, décrochera le Renaudot en 1977 (pour les Combattants du petit bonheur), puis le grand prix de l’Académie française en 1995 pour Mourir d’enfance, superbe roman autobiographique sur sa jeunesse et ses relations avec sa mère («Mademoiselle ma mère»), prostituée. Il y décrit notamment l’enterrement dont il rêve, «dans un jardin de mon coeur», au bord d’une route, histoire sûrement de narguer une dernière fois les cimetières: «Une torpédo s’arrêtera » en descendra une jeune femme, une très jeune femme, en robe courte, coiffée à la garçonne » Un léger, léger fantôme » rien que pour moi au royaume des ombres »»
A la sempiternelle question: «Pourquoi écrire?», Alphonse Boudard, qui n’était pas du genre à louvoyer, avait une réponse toute prête: «Pour narguer les cimetières.»
A la fin de sa vie, Boudard se retire à Nice en compagnie de ses amis écrivains, dont Louis Nucéra, et se risque dans un de ses derniers livres, Mourir d’enfance (prix du roman de l’Académie Française, 1995), à établir son autobiographie romancée. Peu d’écrivains ont eu un parcours aussi chaotique, accumulé une telle expérience humaine, passant de l’ombre à la lumière, de l’anonymat à la célébrité, du dénuement au confort, avec un tel détachement et une lucidité étonnante. Détachement et lucidité dont témoignent tous ses écrits, et dont Boudard, pourtant païen convaincu, avoue qu’il a trouvé la clé en lisant l’Ecclésiaste: « il y un temps pour tout, un temps pour planter, un temps pour arracher, un temps pour naître, un temps pour vivre et un temps pour mourir. Tous ces moments, toutes ces expériences incompréhensibles dans l’instant finissent par s’accorder les unes avec les autres, par avoir une continuité, par former un tout, et cela devient le livre. Le livre qui témoigne d’une existence, modeste puisque celle d’un seul homme, mais qui s’intègre au Livre. » A travers de nombreuses péripéties, c’est aussi ce que raconte Les sales mômes.
Alphonse Boudard peut désormais scruter l’asphalte en toute sérénité. Victime d’un malaise cardiaque, il est mort en 2000 a 74 ans.
Disciple de Céline, il use comme l’ermite de Meudon, des points de suspension et de la mitraille sémantique. Céline recherche perpétuellement la castagne, il veut en découdre, l’homme lui inspire suspicion et peur. Chez Boudard qui en a croisé pourtant des terribles, le jugement sur les hommes est toujours nuancé par le trait d’humour, l’indulgence de l’ancien « décapsuleur de coffiots certainement. » A la différence de Céline, Boudard aime ses personnages, il leur trouve toujours des circonstances atténuantes, même les plus salauds sont sauvés in-extremis. Cela n’empêche pas une galerie phénoménale de portraits : alcooliques flamboyants, mages priapiques, résistantes nymphomanes et compagnons de cellule affreux, sales et méchants.
« pour moi, le cinéma était quelque chose de tout à fait secondaire, puisque je ne pouvais pas être le maître… ». La contribution de Boudard au cinéma, que ce soit par le biais d’adaptations de ses romans, que par sa collaboration à des scénarios originaux , n’a guère produit de films mémorables, mais néanmoins une certaine aura, un ton, une énergie identifient bien la pâte Boudard.
Le Tatoué ( Gabin – De Funès)
Le Gang ( Deray – Delon)
Les Métamorphoses d’Alphonse : deux livres d’historien sur les bas-fonds de la société régis par la corruption, les trafics, les secrets d’alcôve, la prostitution. L’Étrange Monsieur Joseph est la première biographie documentée sur Joseph Joanovici un juif collaborateur. Ce ferrailleur bessarabien devenu un des rois de l’Occupation fit fortune avec les Allemands en leur vendant des métaux ferreux parfois défectueux. Il usa de ses contacts pour libérer des juifs et finança en parallèle le réseau de résistance Honneur de la police. Il joua sur tous les tableaux. Au One Two Two, le lupanar le plus huppé du Paris occupé, «Joano» sablait le champagne avec les verts de gris et la fine fleur de la collaboration. À la Libération le monde des maisons d’illusion pas vraiment résistant va être menacé. Dans La Fermeture. 13 avril 1946, la fin des maisons closes, Boudard l’enquêteur tire de l’ombre ce jour oublié qui a fait la France. Il décortique la légende de Marthe Richard, ancienne espionne de 14-18, qui laissa son nom à cette loi abolitionniste. «C’est la base d’une civilisation millénaire qui s’écroule», écrivait Pierre Mac Orlan. La biographie officielle de «notre Jeanne d’Arc anti-bordels» méritait une sérieuse révision.
CITATIONS:
» Je pense à présent qu’il faut se conduire toujours en homme du monde avec les putes et souvent en julot avec les bourgeoises. »
« Pour ne pas perdre ses illusions, le mieux c’est d’en avoir le moins possible. »
« Sans la pilule ça serait encore un gros péché de tringler hors des liens conjugaux. »
» Le printemps, c’est tout un poème. On en parle, on le pratique, on l’attend… »
Olivier Bailly : A quand remonte votre intérêt pour les maisons closes ?
Alphonse Boudard : Je vais essayer de vous expliquer exactement la genèse de tout ça. J’ai toujours vécu avec ces histoires de bordels, de prostitution en toile de fond parce que ma mère se défendait comme ça.
Quand on m’a fait des reproches sur le fait que je choisissais ce sujet j’ai dit que j’étais mieux placé qu’un autre pour en parler. Bon, historiquement, il fallait que j’apprenne des tas de choses, mais enfin, pour l’essentiel, j’avais compris un petit peu de quoi il s’agissait. J’ai évoqué les maisons dans différents livres, par exemple dans Bleubite où il y a une scène célèbre dans un bobinard, mais je n’avais pas l’intention du tout d’écrire là-dessus. Un jour, j’ai raconté à un ami, qui est directeur littéraire chez Laffont, ce que je savais sur la mécanique de la Fermeture. Il me dit « Faut faire un livre ».
Moi je lui réponds que ça ne me paraît pas intéressant, suffisant, que tout ça est anecdotique seulement. Il en parle à Robert Laffont qui me rencontre, on discute et, de fil en aiguille, on en arrive à un contrat et un livre qui s’appellerait La Fermeture et qui serait inclus dans une collection, Ce jour-là dans laquelle il y avait eu le 6 juin 1944 le jour le plus long, le 14 juillet 1789 la prise de la Bastille, etc. et je pensais que finalement dans l’histoire les mœurs ont beaucoup d’importance et que le 13 avril 1946 est une date historique qui est d’ailleurs passée inaperçue parce que c’est une chose qui paraissait à l’époque un détail. Et puis la collection s’est arrêtée entre-temps, mais on a fait le livre qui s’appelle donc La Fermeture, le 13 avril 1946. Quarante ans après, en 86.
Olivier Bailly : Maintenant ça fait 45 ans. On va faire une fête… les rouvrir ?
Alphonse Boudard : Pourquoi pas ? Non, ce n’est pas possible de les rouvrir parce que c’est le passé. La marine à voile, quoi. Ça ne pourrait se rouvrir que sous une forme très, très différente. D’abord, légalement, on ne peut pas le faire parce qu’on a adhéré à une convention européenne sur le traitement des êtres humains en 1949, donc on ne peut pas. On a supprimé la peine de mort, on ne peut pas revenir sur cette question à cause de cette fameuse convention. C’est pareil avec les maisons closes. Bien sûr, on peut toujours se débrouiller de casser avec les autorités européennes sur ce problème, mais enfin on ne va pas s’amuser à ça. Et puis, surtout, les choses ont évolué tellement depuis 45 ans… On ne se rend pas compte, mais on a évolué dans la plupart des domaines infiniment plus en 45 ans qu’en 800 ans auparavant.
Les mœurs s’en sont ressenties. L’éclatement de mai 68 fait partie de cette évolution. Alors, ce que je dis, par rapport à 1946, c’est que, si l’on n’avait pas fermé les maisons (parce qu’on ne les a pas fermées pour des raisons sociales ou morales, mais pour des raisons politiques), elles auraient continué, mais différemment. Parce que les filles qui viennent dire aujourd’hui « c’étaient des ghettos épouvantables… » ne le pourraient plus. Maintenant, les maisons seraient contrôlées par la police, par la sécurité sociale et les filles qui y travailleraient bénéficieraient toutes de l’assurance sociale, des congés payés et de la retraite comme les autres travailleurs…
Olivier Bailly : Des fonctionnaires du sexe…
Alphonse Boudard : Des espèces de fonctionnaires du sexe et ce serait encore le meilleur moyen pour contrôler le proxénétisme. Le gros défaut des maisons, c’est qu’elles étaient l’affaire des proxénètes et de la police, alors…
Olivier Bailly : Pourquoi de la police ?
Alphonse Boudard : Parce que les proxénètes les contrôlaient et elle savait beaucoup de choses par les maisons. Maintenant les flics vous disent qu’ils s’en foutent, qu’ils ont les écoutes et que c’est bien plus intéressant que le bordel. Alors vous voyez que les choses ont évolué.
Olivier Bailly : A l’époque, la police a t-elle tenté d’exercer des pressions pour que les pressions restent ouvertes ?
Alphonse Boudard : Elle a essayé, mais elle ne le pouvait pas. Elle n’était pas assez forte. Pendant une période d’environ trente ans elle a essayé de faire marcher les clandestins, ce qu’on appelait les « clandés », c’est-à-dire des maisons qui avaient une autorisation des flics et qui continuaient à fonctionner. Marcellinest arrivé en place et a démantelé tout ça. Après, il y a eu les systèmes des flics qui contrôlaient les hôtels de passe. On a aussi démantelé ça en faisant tomber les patrons des hôtels pour proxénétisme hôtelier. A chaque fois on a cassé un peu le système, mais il renaissait toujours d’une autre façon et, la grande difficulté, c’est que, quand il renaît, on le contrôle encore moins et il est encore plus douloureux peut-être pour les prostituées.
Je veux dire qu’elles avaient plus de protection dans un bordel que dans le Bois de Boulogne, plus même dans un hôtel de passe qui était pourtant lamentable que dans le Bois de Boulogne. Quand MadameBarzach a été se balader naïvement dans le Bois, elle est revenue horrifiée en disant qu’il fallait rouvrir les maisons.
C’était une réaction de femme qui ne connaissait pas le problème. Les flics répondent à ça d’une part on ne peut pas les rouvrir à cause de la convention que j’ai évoquée et d’autre part qu’il vaut mieux les garder dans le Bois de Boulogne parce que pendant qu’elles sont là elles ne sont pas ailleurs et, au moins, on sait où elles sont… Mais pour en revenir à cette évolution dont je parlais tout à l’heure, je vois trois choses formidables depuis 1945 : il y a mai 68 et deuxième il y a la drogue. Autrefois, les macs tenaient les filles par le violon, la sérénade ? « j’t’adore », etc. Et puis il les mettaient au tapin et les tenaient ensuite par la violence. Maintenant, il y a la came. Et c’est terrible ! On met accroc les filles… Et puis tertio, qui va compliquer tout : le Sida. A ajouter à cela, que je rattache à 68 dans l’explosion des mœurs : les travestis, l’homosexualité. Alors, vous voyez que ce n’est plus la même chose. Quand on parle de nos histoires de l’âge d’or des maisons closes avec Romi, on parle du bateau à voiles, on parle de choses disparues.
Olivier Bailly : Ça fait partie de l’histoire
Alphonse Boudard : Ça fait partie de l’histoire. Alors je ne vois pas pourquoi (agacé)…C’est là où j’ai été assez choqué. Parce qu’il y a des libraires qui ne me mettaient pas en vitrine ou qui disaient « nous on ne peut pas beaucoup vendre ce livre parce que notre clientèle ne comprendrait pas.. ». J’ai eu des gens qui venaient faire signer le bouquin en disant « mettez pas mon nom surtout ».
Olivier Bailly : Ou « c’est pour un ami »
Alphonse Boudard : Ouais, c’est pour un ami ou « ah oui, j’aime bien lire vos livres, mais je ne peux pas prendre celui-là, je ne peux pas le laisser dans ma bibliothèque… ». On en est là. Des contradictions. ! D’un côté tu as Canal+…Minuit… T’as un film hard. Et de l’autre t’as des gens qui te disent ça. Tout cohabite, c’est curieux.
Olivier Bailly : C’est vachement plus puritain qu’il y a 45 ans
Alphonse Boudard : On en parlait plus facilement parce que ça existait. On disait bon y’a le bordel et puis voilà.
Olivier Bailly : C’était une institution, en somme ?
Alphonse Boudard : Dans une petite ville il y avait l’église, il y avait le bistrot du coin, le bordel et le couvent des oiseaux, enfin il y avait différentes choses qui cohabitaient. Et c’est fini. C’était une espèce de tissu social qui était autour du village, autour de l’artisanat, de la paysannerie, qui n’existe plus. Evidemment, on parle de marine à voile, c’est bien d’en parler parce qu’on dit « il est magnifique ce voilier, il est formidable », mais il y a les mecs dans la galère qui rament aussi, puisqu’on est sous Louis XVI… Donc, c’est beau, c’est une très belle chose à voir, mais, bien sûr, il y a toujours le côté noir… Ceux qui travaillent dans les soutes.
Olivier Bailly : Vous ne prenez jamais parti ?
Alphonse Boudard : Ah je peux pas ! Je peux pas ! D’abord, je ne suis pas juge. Je ne dois pas me placer d’un point de vue ou d’un autre. Il est évident que quand je parlais des grands criminels, j’ai essayé de faire la part des choses. D’un côté les circonstances atténuantes et de l’autre les circonstances aggravantes. Prenons le cas de Bonnot. On vient de chez Maxim’s, on bouffe, on se conduit comme des procs devant ce qui type qui est seul aumonde. Mais auparavant, quand il est venu de Lyon avec son copain l’anarchiste et qu’il raconte comment il l’a blessé et achevé pour qu’il ne souffre pas et comment il lui a piqué son pognon… Là il se conduit vraisemblablement comme la pire des crapules. Mais c’est pourtant le même homme. Quand je prends le cas de Landru. Il s’occupe de sa famille, il a quatre gosses, il n’est pas si mal (rires)…
Olivier Bailly : C’est un bon père de famille !
Alphonse Boudard : Oui, mais même quand il est avec sa maîtresse, il est un remarquable amant, et pas seulement au lit, mais dans le comportement. C’est ça le comportement des hommes. Il faut tout dire. Et c’est pareil pour les bordels. Il faut dire ses splendeurs, ses attraits, ses drôleries et puis il faut dire aussi la tôle d’abattage, les horreurs. Je trouve qu’on ne peut pas faire une étude sérieuse sur les bordels sans lire par exemple le livre de Maxence Van der Meersch Femmes à l’encan qui a exprimé des choses justes.
Olivier Bailly : Donc il y avait maisons closes et maisons closes ? Il y avait les maisons de société où la fine fleur du tout-Paris venait prendre un verre sans forcément consommer et puis il y avait les tôles d’abattage, immondes…
Alphonse Boudard : Si vous voulez, au départ, quand il y a les maisons, dans la première période du XIXème siècle, elles existent, on sait qu’elles sont là, on sait que les militaires vont dans ces endroits et que les messieurs qui ont des petites envies ou des passions particulières y vont également, mais on n’en parle pas. Et puis, à partir du moment où les artistes commencent à en parler, ça explose. Alors Lautrec, alors Maupassant, alors Lorrain, etc. Mais elles ne sont pas encor, à ce moment-là, au point de devenir ce qu’on appellera des maisons de société. La première expérience dans ce domaine c’est le Chabanais qui l’inaugurera. Le Chabanais est d’abord réservé aux membres du Jockey-club. Là, on fait dans le snob. C’est là que va venir le futur roi d’Angleterre, le Prince de Galles qui sera Edouard VII. C’est là que vont venir une quantité de gens chics, les présidents, les rois en vadrouille… Ils viennent tous faire un tour là et, par la suite, en 1920 et quelque, quand Jamet ouvre le One two two, il invente la formule club, il fait une sorte de complexe. Alors il y a le bordel avec les filles, il y a le restaurant où on fait le bœuf à la ficelle et puis il y a le club et les gens viennent. Ça va faire le renom de la maison parce que tout le monde va y passer.
Olivier Bailly : C’est une sorte de salon. Il faut en être ?
Alphonse Boudard : C’est ça. Et le fait qu’on voit Maurice Chevalier, Tino Rossi ou Colette donnera de l’éclat à la maison. Forcément, c’est rare que des types du niveau de Maurice Chevalier ou Tino Rossi grimpent devant tout le monde avec une pute. Mais il y a d’autres clients qui sont des célébrités comme Georges Simenon ou Michel Simon qui y vont carrément et on le sait et ils ne s’en cachent pas du tout. Mon ami Romi, lui, allait faire des dessins. Il finissait par être copain avec la patronne, elle était contente, puis après il gardait les dessins et c’est comme ça qu’il a des témoignages. Il gardait les cartes de visites, les cendriers parce que c’est un collectionneur et c’est un peu un esprit savant. Alors ça, c’était la nouvelle formule. Après, il y a eu le Sphinx qui était une espèce de club, également, et les choses auraient pu encore évoluer. On aurait vu Régine qui aurait tenu à la fois sa boîte, un bordel, un restaurant, etc. Elle aurait été fabuleuse, là-dedans ! D’ailleurs, on a eu un projet de film ensemble sur un sujet comme ça. Elle collait bien.
Français : Alphonse Boudard, romancier français