Alphonse Boudard est né à Paris en 1925 de père inconnu et d'une mère prostituée.
On peut avoir plus de chance pour démarrer dans l'existence...
Confié dans sa petite enfance par sa mère à un Carnute taciturne, Auguste, ancien combattant de 14-18, bougon mais affectueux, il avait de fortes chances de devenir ouvrier agricole, au mieux petit paysan.
Ramené à Paris par sa mère, à l'âge de 7 ans, il vivra de nombreuses années dans le XIII arrondissement, plus ou moins livré à lui-même.
De cette époque, il restera profondément marqué par le langage, les us et coutumes, les traffics en tous genres d'un peuple hétéroclite d'ouvriers des usines Panhard et Levassor, d'apaches de la Butte aux cailles et d'anciens des Bataillons d'Afrique.
Au début de la guerre de 39-45, Alphonse, âgé de 16 ans est ouvrier typographe dans une imprimerie. Le hasard et certains liens amicaux le poussent à rejeter l'appel au calme du Maréchal et à rejoindre
l'armée de Delattre.
Rentré blessé et décoré du conflit, Alphonse Boudard retrouve un Paris désoeuvré et commence une vie remplie de petits expédients, de combines illicites, de cambriolages.
Le voici parti pour une dizaine d'années de séjours successifs en prison. Châtiment qui s'avéra être la "chance" de Boudard
Diagnostiqué « intelligent » par l’administration pénitentiaire, il a accès aux bibliothèques et s’enferme dans la lecture, se fait une éducation littéraire, ses gammes en quelques sortes : de la Bible à Céline, en passant par les classiques grecs, les romans de Balzac, Stendhal, Tolstoï, Proust, Mann, les biographies historiques et les récits de voyages.
Il y acquiert une "culture" mais aussi et surtout le goût de l'écriture.
Libéré en 58, il rédige des manuscrits où se mêlent des mondes originaux et une langue argotique dont il devient rapidement le maître. En 1962, après un séjour en sanatorium et Fresnes son premier texte,
La métamorphose des cloportes est publié.
Le fond et la forme plaisent au grand public et il enchaîne les prix littéraires: le prix Sainte-Beuve en 1961 pour 'La Cerise',
le prix Renaudot pour 'Les Combattants au petit bonheur' en 1977 et le
Grand Prix de l'Académie Française en 1995 pour 'Mourir d'enfance'.
La langue de Boudard lui attire également les faveurs du cinéma à l'instar de Georges Simenon et de Fréderic Dard.
Il collabore en tant que dialoguiste ou scénariste à de nombreux films policiers entre la fin des années 60 et les années 80, notamment aux côtés de Michel Audiard, Jacques Deray, Alain Delon.
Décédé en 2000, il reste "celui" qui trouva une alternative réussie à la vie de taulard grâce à l'écriture. On sait qu'il a fait de nombreux émules depuis...
La dédicace qui suit ne peut être formellement datée. Elle apparaît sur une édition de 1977 du livre "Les combattants du petit bonheur" à la Table Ronde.
L'écriture au stylo noir griffe littéralement le papier. Le trait net et sec semble accrocher l'espace et se raidir en angles abruptes pour pouvoir faire sa place dans la feuille de papier. L'avancée est chaotique, en tension avec une prédilection pour l'étalement sur l'horizontale et simultanément des saccades, des raidissements, des cabrages, une pression souvent déplacée sur l'horizontale, des tiraillements d'inclinaison qui viennent démentir ou pour le moins nuancer l'apprente "aisance" du tracé.
L'inconfort transparaît donc en premier lieu dans ces quelques lignes. Inconfort, révélateur d'une personnalité qui bien que poussée à établir des liens avec ceux qui l'entourent, reste en attitude de défense et parfois de résistance. Personnalité qui perçoit plus facilement et rapidement les aspérités de l'existence que ses facilités.
Il en résulte une mobilisation de l'énergie pour affronter et surmonter les obstacles, prendre la main sur les événements et sur les gens rencontrés. Ne pas baisser la garde, rester vigilant, semble dire cette écriture, ce trait coupant à la limite du tranchant.
Tant d'énergie pour se défendre certes, mais pas que cela... Gagner en estime de soi, en confiance en soi, en plénitude, en identité, en indépendance et en cohérence, c'est également ce que nous livre la spectaculaire signature, liée à hyperliée et hors normes par sa dimension.
Et pour terminer quelques citations d'Alphonse Boudard:
L' Histoire, l'orsque l'on a le nez dessus... dedans, je dirais même, on n'y voit rien, on ne s'occupe que des détails.
Je pense à présent qu'il faut se conduire toujours en homme du monde avec les putes et souvent en julot avec les bourgeoises.
Un psychanalyste est un homme qui va au Crazy Horse Saloon et qui regarde les spectateurs
PS: Pour en savoir plus sur Alphonse Boudard, consulter le site :
ALPHONSE BOUDARD, GRAND AUTEUR FRANÇAIS ET PRINCE DE L’ARGOT
Alphonse Boudard, un cas à part
Voilà en effet un homme qui justifie qu’on lui consacre un peu plus qu’une page sur un site internet. Peu de personnages ont eu un parcours aussi complet que lui, ont accumulé une telle expérience, passant de l’ombre à la lumière, de l’anonymat à la célébrité, du dénuement au confort avec autant de détachement et de lucidité
Investigateur chevronné, mémorialiste truculent et conteur hors pair, Boudard emporte ses lecteurs par une vague tantôt faubourienne, tantôt lettrée, avec toujours en filigrane le sens de la gaudriole élégante.
Alphonse Boudard* a créé une œuvre inspirée par sa vie pleine de zigzags «combattant du petit bonheur» dans l’armée de Lattre,
résistant décoré,
malfrat envoyé en prison pour des casses malheureux, tuberculeux soigné en sanatorium. Il fit ses universités au cachot où la lecture intensive lui donna le goût de tâter de la plume.
Les concours de rots et parties de fesses en l’air ne sont qu’un voile, car derrière cette gauloiserie, il y a les libérateurs pitoyables, les cours de justice infamantes, les prisons dégueulasses, les mouroirs qui s’appellent hôpitaux, toute la misère humaine racontée avec verve et colère.
Cet amalgame-là rend la lecture de Boudard à la fois distrayante et terrifiante.
«Je suis né comme un chien dans un jeu de quilles.» Né de père inconnu et délaissé par sa mère prostituée, Alphonse Boudard est confié dès sa naissance à une famille de paysans de Bellegarde, en pleine forêt d’Orléans. C’est là qu’il passe ses premières années, comme « un petit clébard », entre Blanche et Auguste.
Ce dernier, ancien de la grande guerre, taciturne, laconique, bourru et affectueux, ponctue ses journées besogneuses et silencieuses de courtes tirades telles que « Tchon, fi de garce, vl’à t’y pas l’Alphonse qui s’ramène ».
Une première approche du langage pour le jeune Boudard, qui semble alors promis au difficile statut d’ouvrier agricole.
Il a sept ans quand sa mère le retire à sa famille d’adoption pour le ramener à Paris, où elle l’installe chez sa grand-mère.
Il vit d’abord du côté de la Motte-Picquet Grenelle, puis dans le 13ème arrondissement, entre les Gobelins et la Porte de Choisy.
Se mêlant aux « locaux », Alphonse perd son accent campagnard et adopte le langage parigot et fleuri de ses nouveaux « potes », les populos du quartier qui vont turbiner tous les matins aux usines Panhard et Levassor, quelques apaches de la Butte aux Cailles, de vieux soudards, des anciens Bataillons d’Afrique (les Bat d’Af) de Tatahouine, et des accrocs au « jinjin » qui perdent leurs derniers sous et leurs derniers jours dans les bistrots.
La guerre 39-45 marque le premier grand tournant de la vie du paysan parisien Boudard.
Ouvrier typographe dans une imprimerie, il vivote et hésite comme beaucoup entre l’appel au calme de Pétain et le « grand large » proposé par De Gaulle.
Ces deux figures sont bien loin du 13ème arrondissement, mais y sont représentées, pour le Maréchal par les militants des partis de droite qui trouvent dans ses discours un exutoire à leur ennui ou à leur hargne, et pour le Général par les communistes galvanisés par le fiasco de l’opération Barbarossa.
A quoi tient l’engagement, le fait qu’on bascule d’un côté ou de l’autre, se demandera souvent Boudard ?
Peut-être plus aux affinités avec les hommes qu’aux idées pour lesquelles ils militent ?
Le hasard et les amitiés font bien les choses pour Alphonse Boudard, qui se retrouve du « bon côté de la barrière ».
Après avoir été sur les barricades de la place Saint-Michel lors de l’insurrection de Paris, il s’engage dans l’armée de De Lattre et part bouter l’allemand hors de France.
Un fait d’arme lui vaudra une blessure judicieusement placée et une décoration.
La fin de la guerre sonne le glas des illusions de beaucoup des jeunes gens qui s’étaient laissés porter par la fièvre de la Libération.
Ce qui pour les uns est synonyme de retour au boulot se traduit pour les autres par le chômage forcé et non indemnisé.
Or, La Fontaine le disait déjà, « l’oisiveté est mère de tous les vices », et les mauvaises habitudes prises durant la guerre et les campagnes militaires ne se perdent pas facilement.
Boudard vit d’expédients, fréquente toutes sortes d’engeances, traîne ses lattes dans un Paris désoeuvré…
Il commence par quelques combines illicites, puis s’essaie au cambriolage et utilise finalement son ascendant sur les autres pour monter d’efficaces équipes et de lucratives « affaires ».
C’est le début de sa période sombre.
Il passe une quinzaine d’année entre ombre et lumière, entre un milieu parisien interlope et diverses prisons ou hôpitaux français. Il y croise la fine fleur des bas fonds, tout ce que la société punit, rejette ou ne veut pas voir, noue quelques amitiés et s’y construit une véritable carapace, bien décidé à cultiver sa différence. Pied-Nickelé.
Bien plus que «gangster», comme on dit à l’époque.
Un poil Croquignol pour le tarin «bien nez», un brin Filochard pour l’art de bonimenter.
Du bagout, il en faut pour vendre des photos porno sous le manteau ou écouler de la fausse monnaie.
Ainsi, une première fois amnistié par Vincent Auriol, eu égard à ses états de service dans le réseau Navarre, Boudard retourne-t-il au placard pour cinq ans, au milieu des fifties, à cause de cette fâcheuse manie de casser les coffres-forts:
«Dans la profession, les perceurs sont une espèce d’aristocratie, on n’en rencontre pas des bottes et, en général, cette spécialité les met à l’abri des compromissions trop sordides.»
Diagnostiqué « intelligent » par l’administration pénitentiaire, il a accès aux bibliothèques et s’enferme dans la lecture.
C’est ainsi en prison qu’il fait sa culture littéraire, allant de la Bible à Céline, en passant par les classiques grecs, les romans de Balzac, Stendhal, Tolstoï, Proust, Mann, les biographies historiques et les récits de voyages.
Il fait ses gammes, en quelque sorte.
Ces lectures ne font pas son éducation, mais elles la complètent.
Il le dit lui-même, « les voyages, comme les livres, ne forment que ceux qui le sont déjà, tout comme la grammaire n’apprend pas le langage, elle le structure, l’organise, l’explique ».
Alphonse Boudard, qui a déjà sérieusement roulé sa bosse sait que rien ne remplace l’expérience, mais il commence à ressentir l’appel de la page blanche…
Il sort de prison en 1958, et ses premiers manuscrits, empreints de son style à la fois argotique et littéraire, témoignant d’une double culture, séduisent un éditeur plus téméraire que la moyenne de sa profession, et ses premiers écrits conquièrent un large public, amateur d’un langage « où les gauloiseries, les truculences et l’argot des voyous rencontrent la petite musique des nostalgies ».
C’est le début d’un succès que rien ne démentira, le « miracle Boudard » que Michel Tournier, un de ses premiers lecteurs, qualifiera de « la rédemption par l’écriture ».
Son style immédiatement reconnaissable, son expérience personnelle unique, son réel talent de romancier, font rapidement d’Alphonse Boudard une valeur sûre,
et le cinéma lui tend la main.
Publié chez Plon en 1962, grâce à une fiche de lecture de Michel Tournier, la Métamorphose des cloportes, premier roman d’Alphonse Boudard, permet subitement à son auteur de «passer de la rubrique des faits divers aux pages littéraires».
Dans cet ouvrage racontant le retour à la vie active d’un ancien casseur, Boudard se révèle d’entrée le chaînon manquant entre Céline
et Frédéric Dard.
Prix Renaudot. Adapté illico à l’écran par Audiard et Granier-Deferre, la Métamorphose des cloportes (avec Ventura et Aznavour musique de Jimmy Smith) est un succès.
Pour Boudard c’est le début d’une notoriété qui ne faiblira jamais, y compris dans le cinéma, son nom figurant au générique de plusieurs films dont le Soleil des voyous,
Du rififi à Paname, le Solitaire ou le Tatoué » Prix Sainte-Beuve pour la Cerise, son deuxième livre traitant de ses années d’incarcération, Boudard, après avoir terminé un fameux dictionnaire d’argot (il se réclamait bilingue «français-argot»), la Méthode à Mimile, décrochera le Renaudot en 1977 (pour les Combattants du petit bonheur),
puis le grand prix de l’Académie française en 1995 pour Mourir d’enfance, superbe roman autobiographique sur sa jeunesse et ses relations avec sa mère («Mademoiselle ma mère»), prostituée. Il y décrit notamment l’enterrement dont il rêve, «dans un jardin de mon coeur», au bord d’une route, histoire sûrement de narguer une dernière fois les cimetières: «Une torpédo s’arrêtera » en descendra une jeune femme, une très jeune femme, en robe courte, coiffée à la garçonne »
Un léger, léger fantôme » rien que pour moi au royaume des ombres »»
A la sempiternelle question: «Pourquoi écrire?»,
Alphonse Boudard, qui n’était pas du genre à louvoyer, avait une réponse toute prête:
«Pour narguer les cimetières.»
A la fin de sa vie, Boudard se retire à Nice en compagnie de ses amis écrivains, dont Louis Nucéra, et se risque dans un de ses derniers livres, Mourir d’enfance (prix du roman de l’Académie Française, 1995), à établir son autobiographie romancée.
Peu d’écrivains ont eu un parcours aussi chaotique, accumulé une telle expérience humaine, passant de l’ombre à la lumière, de l’anonymat à la célébrité, du dénuement au confort, avec un tel détachement et une lucidité étonnante.
Détachement et lucidité dont témoignent tous ses écrits, et dont Boudard, pourtant païen convaincu, avoue qu’il a trouvé la clé en lisant l’Ecclésiaste: « il y un temps pour tout, un temps pour planter, un temps pour arracher, un temps pour naître, un temps pour vivre et un temps pour mourir.
(Né en 195 à paris, Alphonse Boudard est décédé en janvier 2000 à Nice)
Investigateur chevronné, mémorialiste truculent et conteur hors pair, Boudard emporte ses lecteurs par une vague tantôt faubourienne, tantôt lettrée, avec toujours en filigrane le sens de la gaudriole élégante.
Alphonse Boudard a créé une œuvre inspirée par sa vie pleine de zigzags : «combattant du petit bonheur» dans l’armée de Lattre, résistant décoré, malfrat envoyé en prison pour des casses malheureux, tuberculeux soigné en sanatorium. Il fit ses universités au cachot où la lecture intensive lui donna le goût de tâter de la plume.
Les concours de rots et parties de fesses en l’air ne sont qu’un voile, car derrière cette gauloiserie, il y a les libérateurs pitoyables, les cours de justice infamantes, les prisons dégueulasses, les mouroirs qui s’appellent hôpitaux, toute la misère humaine racontée avec verve et colère. Cet amalgame-là rend la lecture de Boudard à la fois distrayante et terrifiante.
«Je suis né comme un chien dans un jeu de quilles.» Né de père inconnu et délaissé par sa mère prostituée, Alphonse Boudard est confié dès sa naissance à une famille de paysans de Bellegarde, en pleine forêt d’Orléans. C’est là qu’il passe ses premières années, comme « un petit clébard », entre Blanche et Auguste. Ce dernier, ancien de la grande guerre, taciturne, laconique, bourru et affectueux, ponctue ses journées besogneuses et silencieuses de courtes tirades telles que « Tchon, fi de garce, vl’à t’y pas l’Alphonse qui s’ramène ». Une première approche du langage pour le jeune Boudard, qui semble alors promis au difficile statut d’ouvrier agricole.
Il a sept ans quand sa mère le retire à sa famille d’adoption pour le ramener à Paris, où elle l’installe chez sa grand-mère. Il vit d’abord du côté de la Motte-Picquet Grenelle, puis dans le 13ème arrondissement, entre les Gobelins et la Porte de Choisy. Se mêlant aux « locaux », Alphonse perd son accent campagnard et adopte le langage parigot et fleuri de ses nouveaux « potes », les populos du quartier qui vont turbiner tous les matins aux usines Panhard et Levassor, quelques apaches de la Butte aux Cailles, de vieux soudards, des anciens Bataillons d’Afrique (les Bat d’Af) de Tatahouine, et des accrocs au « jinjin » qui perdent leurs derniers sous et leurs derniers jours dans les bistrots.
La guerre 39-45 marque le premier grand tournant de la vie du paysan parisien Boudard. Ouvrier typographe dans une imprimerie, il vivote et hésite comme beaucoup entre l’appel au calme de Pétain et le « grand large » proposé par De Gaulle. Ces deux figures sont bien loin du 13ème arrondissement, mais y sont représentées, pour le Maréchal par les militants des partis de droite qui trouvent dans ses discours un exutoire à leur ennui ou à leur hargne, et pour le Général par les communistes galvanisés par le fiasco de l’opération Barbarossa. A quoi tient l’engagement, le fait qu’on bascule d’un côté ou de l’autre, se demandera souvent Boudard ? Peut-être plus aux affinités avec les hommes qu’aux idées pour lesquelles ils militent ? Le hasard et les amitiés font bien les choses pour Alphonse Boudard, qui se retrouve du « bon côté de la barrière ». Après avoir été sur les barricades de la place Saint-Michel lors de l’insurrection de Paris, il s’engage dans l’armée de De Lattre et part bouter l’allemand hors de France. Un fait d’arme lui vaudra une blessure judicieusement placée et une décoration.
La fin de la guerre sonne le glas des illusions de beaucoup des jeunes gens qui s’étaient laissés porter par la fièvre de la Libération. Ce qui pour les uns est synonyme de retour au boulot se traduit pour les autres par le chômage forcé et non indemnisé. Or, La Fontaine le disait déjà, « l’oisiveté est mère de tous les vices », et les mauvaises habitudes prises durant la guerre et les campagnes militaires ne se perdent pas facilement. Boudard vit d’expédients, fréquente toutes sortes d’engeances, traîne ses lattes dans un Paris désoeuvré… Il commence par quelques combines illicites, puis s’essaie au cambriolage et utilise finalement son ascendant sur les autres pour monter d’efficaces équipes et de lucratives « affaires ».
C’est le début de sa période sombre. Il passe une quinzaine d’année entre ombre et lumière, entre un milieu parisien interlope et diverses prisons ou hôpitaux français. Il y croise la fine fleur des bas fonds, tout ce que la société punit, rejette ou ne veut pas voir, noue quelques amitiés et s’y construit une véritable carapace, bien décidé à cultiver sa différence. Pied-Nickelé. Bien plus que «gangster», comme on dit à l’époque. Un poil Croquignol pour le tarin «bien nez», un brin Filochard pour l’art de bonimenter. Du bagout, il en faut pour vendre des photos porno sous le manteau ou écouler de la fausse monnaie. Ainsi, une première fois amnistié par Vincent Auriol, eu égard à ses états de service dans le réseau Navarre, Boudard retourne-t-il au placard pour cinq ans, au milieu des fifties, à cause de cette fâcheuse manie de casser les coffres-forts: «Dans la profession, les perceurs sont une espèce d’aristocratie, on n’en rencontre pas des bottes et, en général, cette spécialité les met à l’abri des compromissions trop sordides.»
Diagnostiqué « intelligent » par l’administration pénitentiaire, il a accès aux bibliothèques et s’enferme dans la lecture. C’est ainsi en prison qu’il fait sa culture littéraire, allant de la Bible à Céline, en passant par les classiques grecs, les romans de Balzac, Stendhal, Tolstoï, Proust, Mann, les biographies historiques et les récits de voyages. Il fait ses gammes, en quelque sorte. Ces lectures ne font pas son éducation, mais elles la complètent. Il le dit lui-même, « les voyages, comme les livres, ne forment que ceux qui le sont déjà, tout comme la grammaire n’apprend pas le langage, elle le structure, l’organise, l’explique ». Alphonse Boudard, qui a déjà sérieusement roulé sa bosse sait que rien ne remplace l’expérience, mais il commence à ressentir l’appel de la page blanche… Il sort de prison en 1958, et ses premiers manuscrits, empreints de son style à la fois argotique et littéraire, témoignant d’une double culture, séduisent un éditeur plus téméraire que la moyenne de sa profession, et ses premiers écrits conquièrent un large public, amateur d’un langage « où les gauloiseries, les truculences et l’argot des voyous rencontrent la petite musique des nostalgies ».
C’est le début d’un succès que rien ne démentira, le « miracle Boudard » que Michel Tournier, un de ses premiers lecteurs, qualifiera de « la rédemption par l’écriture ». Son style immédiatement reconnaissable, son expérience personnelle unique, son réel talent de romancier, font rapidement d’Alphonse Boudard une valeur sûre, et le cinéma lui tend la main.
Publié chez Plon en 1962, grâce à une fiche de lecture de Michel Tournier, la Métamorphose des cloportes, premier roman d’Alphonse Boudard, permet subitement à son auteur de «passer de la rubrique des faits divers aux pages littéraires». Dans cet ouvrage racontant le retour à la vie active d’un ancien casseur, Boudard se révèle d’entrée le chaînon manquant entre Céline et Frédéric Dard.Prix Renaudot. Adapté illico à l’écran par Audiard et Granier-Deferre, la Métamorphose des cloportes (avec Ventura et Aznavour musique de Jimmy Smith) est un succès.
Pour Boudard c’est le début d’une notoriété qui ne faiblira jamais, y compris dans le cinéma, son nom figurant au générique de plusieurs films dont le Soleil des voyous, Du rififi à Paname, le Solitaire ou le Tatoué » Prix Sainte-Beuve pour la Cerise, son deuxième livre traitant de ses années d’incarcération, Boudard, après avoir terminé un fameux dictionnaire d’argot (il se réclamait bilingue «français-argot»), la Méthode à Mimile, décrochera le Renaudot en 1977 (pour les Combattants du petit bonheur), puis le grand prix de l’Académie française en 1995 pour Mourir d’enfance, superbe roman autobiographique sur sa jeunesse et ses relations avec sa mère («Mademoiselle ma mère»), prostituée. Il y décrit notamment l’enterrement dont il rêve, «dans un jardin de mon coeur», au bord d’une route, histoire sûrement de narguer une dernière fois les cimetières: «Une torpédo s’arrêtera » en descendra une jeune femme, une très jeune femme, en robe courte, coiffée à la garçonne » Un léger, léger fantôme » rien que pour moi au royaume des ombres »»
A la sempiternelle question: «Pourquoi écrire?», Alphonse Boudard, qui n’était pas du genre à louvoyer, avait une réponse toute prête: «Pour narguer les cimetières.»
A la fin de sa vie, Boudard se retire à Nice en compagnie de ses amis écrivains, dont Louis Nucéra, et se risque dans un de ses derniers livres, Mourir d’enfance (prix du roman de l’Académie Française, 1995), à établir son autobiographie romancée. Peu d’écrivains ont eu un parcours aussi chaotique, accumulé une telle expérience humaine, passant de l’ombre à la lumière, de l’anonymat à la célébrité, du dénuement au confort, avec un tel détachement et une lucidité étonnante. Détachement et lucidité dont témoignent tous ses écrits, et dont Boudard, pourtant païen convaincu, avoue qu’il a trouvé la clé en lisant l’Ecclésiaste: « il y un temps pour tout, un temps pour planter, un temps pour arracher, un temps pour naître, un temps pour vivre et un temps pour mourir. Tous ces moments, toutes ces expériences incompréhensibles dans l’instant finissent par s’accorder les unes avec les autres, par avoir une continuité, par former un tout, et cela devient le livre. Le livre qui témoigne d’une existence, modeste puisque celle d’un seul homme, mais qui s’intègre au Livre. » A travers de nombreuses péripéties, c’est aussi ce que raconte Les sales mômes.
Alphonse Boudard peut désormais scruter l’asphalte en toute sérénité. Victime d’un malaise cardiaque, il est mort en 2000 a 74 ans.
Disciple de Céline, il use comme l’ermite de Meudon, des points de suspension et de la mitraille sémantique. Céline recherche perpétuellement la castagne, il veut en découdre, l’homme lui inspire suspicion et peur. Chez Boudard qui en a croisé pourtant des terribles, le jugement sur les hommes est toujours nuancé par le trait d’humour, l’indulgence de l’ancien « décapsuleur de coffiots certainement. » A la différence de Céline, Boudard aime ses personnages, il leur trouve toujours des circonstances atténuantes, même les plus salauds sont sauvés in-extremis. Cela n’empêche pas une galerie phénoménale de portraits : alcooliques flamboyants, mages priapiques, résistantes nymphomanes et compagnons de cellule affreux, sales et méchants.
« pour moi, le cinéma était quelque chose de tout à fait secondaire, puisque je ne pouvais pas être le maître… ». La contribution de Boudard au cinéma, que ce soit par le biais d’adaptations de ses romans, que par sa collaboration à des scénarios originaux , n’a guère produit de films mémorables, mais néanmoins une certaine aura, un ton, une énergie identifient bien la pâte Boudard.
Le Tatoué ( Gabin – De Funès)
Le Gang ( Deray – Delon)
Les Métamorphoses d’Alphonse: deux livres d’historien sur les bas-fonds de la société régis par la corruption, les trafics, les secrets d’alcôve, la prostitution.L’Étrange Monsieur Josephest la première biographie documentée sur Joseph Joanovici un juif collaborateur. Ce ferrailleur bessarabien devenu un des rois de l’Occupation fit fortune avec les Allemands en leur vendant des métaux ferreux parfois défectueux. Il usa de ses contacts pour libérer des juifs et finança en parallèle le réseau de résistance Honneur de la police. Il joua sur tous les tableaux. Au One Two Two, le lupanar le plus huppé du Paris occupé, «Joano» sablait le champagne avec les verts de gris et la fine fleur de la collaboration. À la Libération le monde des maisons d’illusion pas vraiment résistant va être menacé.Dans La Fermeture. 13 avril 1946, la fin des maisons closes, Boudard l’enquêteur tire de l’ombre ce jour oublié qui a fait la France. Il décortique la légende de Marthe Richard, ancienne espionne de 14-18, qui laissa son nom à cette loi abolitionniste. «C’est la base d’une civilisation millénaire qui s’écroule», écrivait Pierre Mac Orlan. La biographie officielle de «notre Jeanne d’Arc anti-bordels» méritait une sérieuse révision.
CITATIONS:
» Je pense à présent qu’il faut se conduire toujours en homme du monde avec les putes et souvent en julot avec les bourgeoises. »
« Pour ne pas perdre ses illusions, le mieux c’est d’en avoir le moins possible. »
« Sans la pilule ça serait encore un gros péché de tringler hors des liens conjugaux. »
» Le printemps, c’est tout un poème. On en parle, on le pratique, on l’attend… »
Olivier Bailly : A quand remonte votre intérêt pour les maisons closes ? Alphonse Boudard : Je vais essayer de vous expliquer exactement la genèse de tout ça. J’ai toujours vécu avec ces histoires de bordels, de prostitution en toile de fond parce que ma mère se défendait comme ça.
Quand on m’a fait des reproches sur le fait que je choisissais ce sujet j’ai dit que j’étais mieux placé qu’un autre pour en parler. Bon, historiquement, il fallait que j’apprenne des tas de choses, mais enfin, pour l’essentiel, j’avais compris un petit peu de quoi il s’agissait. J’ai évoqué les maisons dans différents livres, par exemple dans Bleubite où il y a une scène célèbre dans un bobinard, mais je n’avais pas l’intention du tout d’écrire là-dessus. Un jour, j’ai raconté à un ami, qui est directeur littéraire chez Laffont, ce que je savais sur la mécanique de la Fermeture. Il me dit « Faut faire un livre ».
Moi je lui réponds que ça ne me paraît pas intéressant, suffisant, que tout ça est anecdotique seulement. Il en parle à Robert Laffont qui me rencontre, on discute et, de fil en aiguille, on en arrive à un contrat et un livre qui s’appellerait La Fermeture et qui serait inclus dans une collection, Ce jour-là dans laquelle il y avait eu le 6 juin 1944 le jour le plus long, le 14 juillet 1789 la prise de la Bastille, etc. et je pensais que finalement dans l’histoire les mœurs ont beaucoup d’importance et que le 13 avril 1946 est une date historique qui est d’ailleurs passée inaperçue parce que c’est une chose qui paraissait à l’époque un détail. Et puis la collection s’est arrêtée entre-temps, mais on a fait le livre qui s’appelle donc La Fermeture, le 13 avril 1946. Quarante ans après, en 86.
Olivier Bailly : Maintenant ça fait 45 ans. On va faire une fête… les rouvrir ?
Alphonse Boudard : Pourquoi pas ? Non, ce n’est pas possible de les rouvrir parce que c’est le passé. La marine à voile, quoi. Ça ne pourrait se rouvrir que sous une forme très, très différente. D’abord, légalement, on ne peut pas le faire parce qu’on a adhéré à une convention européenne sur le traitement des êtres humains en 1949, donc on ne peut pas. On a supprimé la peine de mort, on ne peut pas revenir sur cette question à cause de cette fameuse convention. C’est pareil avec les maisons closes. Bien sûr, on peut toujours se débrouiller de casser avec les autorités européennes sur ce problème, mais enfin on ne va pas s’amuser à ça. Et puis, surtout, les choses ont évolué tellement depuis 45 ans… On ne se rend pas compte, mais on a évolué dans la plupart des domaines infiniment plus en 45 ans qu’en 800 ans auparavant.
Les mœurs s’en sont ressenties. L’éclatement de mai 68 fait partie de cette évolution. Alors, ce que je dis, par rapport à 1946, c’est que, si l’on n’avait pas fermé les maisons (parce qu’on ne les a pas fermées pour des raisons sociales ou morales, mais pour des raisons politiques), elles auraient continué, mais différemment. Parce que les filles qui viennent dire aujourd’hui « c’étaient des ghettos épouvantables… » ne le pourraient plus. Maintenant, les maisons seraient contrôlées par la police, par la sécurité sociale et les filles qui y travailleraient bénéficieraient toutes de l’assurance sociale, des congés payés et de la retraite comme les autres travailleurs…
Olivier Bailly : Des fonctionnaires du sexe…
Alphonse Boudard : Des espèces de fonctionnaires du sexe et ce serait encore le meilleur moyen pour contrôler le proxénétisme. Le gros défaut des maisons, c’est qu’elles étaient l’affaire des proxénètes et de la police, alors…
Olivier Bailly : Pourquoi de la police ?
Alphonse Boudard : Parce que les proxénètes les contrôlaient et elle savait beaucoup de choses par les maisons. Maintenant les flics vous disent qu’ils s’en foutent, qu’ils ont les écoutes et que c’est bien plus intéressant que le bordel. Alors vous voyez que les choses ont évolué.
Olivier Bailly : A l’époque, la police a t-elle tenté d’exercer des pressions pour que les pressions restent ouvertes ?
Alphonse Boudard : Elle a essayé, mais elle ne le pouvait pas. Elle n’était pas assez forte. Pendant une période d’environ trente ans elle a essayé de faire marcher les clandestins, ce qu’on appelait les « clandés », c’est-à-dire des maisons qui avaient une autorisation des flics et qui continuaient à fonctionner. Marcellinest arrivé en place et a démantelé tout ça. Après, il y a eu les systèmes des flics qui contrôlaient les hôtels de passe. On a aussi démantelé ça en faisant tomber les patrons des hôtels pour proxénétisme hôtelier. A chaque fois on a cassé un peu le système, mais il renaissait toujours d’une autre façon et, la grande difficulté, c’est que, quand il renaît, on le contrôle encore moins et il est encore plus douloureux peut-être pour les prostituées.
Je veux dire qu’elles avaient plus de protection dans un bordel que dans le Bois de Boulogne, plus même dans un hôtel de passe qui était pourtant lamentable que dans le Bois de Boulogne. Quand MadameBarzach a été se balader naïvement dans le Bois, elle est revenue horrifiée en disant qu’il fallait rouvrir les maisons.
C’était une réaction de femme qui ne connaissait pas le problème. Les flics répondent à ça d’une part on ne peut pas les rouvrir à cause de la convention que j’ai évoquée et d’autre part qu’il vaut mieux les garder dans le Bois de Boulogne parce que pendant qu’elles sont là elles ne sont pas ailleurs et, au moins, on sait où elles sont… Mais pour en revenir à cette évolution dont je parlais tout à l’heure, je vois trois choses formidables depuis 1945 : il y a mai 68 et deuxième il y a la drogue. Autrefois, les macs tenaient les filles par le violon, la sérénade ? « j’t’adore », etc. Et puis il les mettaient au tapin et les tenaient ensuite par la violence. Maintenant, il y a la came. Et c’est terrible ! On met accroc les filles… Et puis tertio, qui va compliquer tout : le Sida. A ajouter à cela, que je rattache à 68 dans l’explosion des mœurs : les travestis, l’homosexualité. Alors, vous voyez que ce n’est plus la même chose. Quand on parle de nos histoires de l’âge d’or des maisons closes avec Romi, on parle du bateau à voiles, on parle de choses disparues.
Olivier Bailly : Ça fait partie de l’histoire
Alphonse Boudard : Ça fait partie de l’histoire. Alors je ne vois pas pourquoi (agacé)…C’est là où j’ai été assez choqué. Parce qu’il y a des libraires qui ne me mettaient pas en vitrine ou qui disaient « nous on ne peut pas beaucoup vendre ce livre parce que notre clientèle ne comprendrait pas.. ». J’ai eu des gens qui venaient faire signer le bouquin en disant « mettez pas mon nom surtout ».
Olivier Bailly : Ou « c’est pour un ami »
Alphonse Boudard : Ouais, c’est pour un ami ou « ah oui, j’aime bien lire vos livres, mais je ne peux pas prendre celui-là, je ne peux pas le laisser dans ma bibliothèque… ». On en est là. Des contradictions. ! D’un côté tu as Canal+…Minuit… T’as un film hard. Et de l’autre t’as des gens qui te disent ça. Tout cohabite, c’est curieux.
Olivier Bailly : C’est vachement plus puritain qu’il y a 45 ans
Alphonse Boudard : On en parlait plus facilement parce que ça existait. On disait bon y’a le bordel et puis voilà.
Olivier Bailly : C’était une institution, en somme ?
Alphonse Boudard : Dans une petite ville il y avait l’église, il y avait le bistrot du coin, le bordel et le couvent des oiseaux, enfin il y avait différentes choses qui cohabitaient. Et c’est fini. C’était une espèce de tissu social qui était autour du village, autour de l’artisanat, de la paysannerie, qui n’existe plus. Evidemment, on parle de marine à voile, c’est bien d’en parler parce qu’on dit « il est magnifique ce voilier, il est formidable », mais il y a les mecs dans la galère qui rament aussi, puisqu’on est sous Louis XVI… Donc, c’est beau, c’est une très belle chose à voir, mais, bien sûr, il y a toujours le côté noir… Ceux qui travaillent dans les soutes.
Olivier Bailly : Vous ne prenez jamais parti ?
Alphonse Boudard : Ah je peux pas ! Je peux pas ! D’abord, je ne suis pas juge. Je ne dois pas me placer d’un point de vue ou d’un autre. Il est évident que quand je parlais des grands criminels, j’ai essayé de faire la part des choses. D’un côté les circonstances atténuantes et de l’autre les circonstances aggravantes. Prenons le cas de Bonnot. On vient de chez Maxim’s, on bouffe, on se conduit comme des procs devant ce qui type qui est seul aumonde. Mais auparavant, quand il est venu de Lyon avec son copain l’anarchiste et qu’il raconte comment il l’a blessé et achevé pour qu’il ne souffre pas et comment il lui a piqué son pognon… Là il se conduit vraisemblablement comme la pire des crapules. Mais c’est pourtant le même homme. Quand je prends le cas de Landru. Il s’occupe de sa famille, il a quatre gosses, il n’est pas si mal (rires)…
Olivier Bailly : C’est un bon père de famille !
Alphonse Boudard : Oui, mais même quand il est avec sa maîtresse, il est un remarquable amant, et pas seulement au lit, mais dans le comportement. C’est ça le comportement des hommes. Il faut tout dire. Et c’est pareil pour les bordels. Il faut dire ses splendeurs, ses attraits, ses drôleries et puis il faut dire aussi la tôle d’abattage, les horreurs. Je trouve qu’on ne peut pas faire une étude sérieuse sur les bordels sans lire par exemple le livre de Maxence Van der Meersch Femmes à l’encan qui a exprimé des choses justes.
Olivier Bailly : Donc il y avait maisons closes et maisons closes ? Il y avait les maisons de société où la fine fleur du tout-Paris venait prendre un verre sans forcément consommer et puis il y avait les tôles d’abattage, immondes…
Alphonse Boudard : Si vous voulez, au départ, quand il y a les maisons, dans la première période du XIXème siècle, elles existent, on sait qu’elles sont là, on sait que les militaires vont dans ces endroits et que les messieurs qui ont des petites envies ou des passions particulières y vont également, mais on n’en parle pas. Et puis, à partir du moment où les artistes commencent à en parler, ça explose. Alors Lautrec, alors Maupassant, alors Lorrain, etc. Mais elles ne sont pas encor, à ce moment-là, au point de devenir ce qu’on appellera des maisons de société. La première expérience dans ce domaine c’est le Chabanais qui l’inaugurera. Le Chabanais est d’abord réservé aux membres du Jockey-club. Là, on fait dans le snob. C’est là que va venir le futur roi d’Angleterre, le Prince de Galles qui sera Edouard VII. C’est là que vont venir une quantité de gens chics, les présidents, les rois en vadrouille… Ils viennent tous faire un tour là et, par la suite, en 1920 et quelque, quand Jamet ouvre le One two two, il invente la formule club, il fait une sorte de complexe. Alors il y a le bordel avec les filles, il y a le restaurant où on fait le bœuf à la ficelle et puis il y a le club et les gens viennent. Ça va faire le renom de la maison parce que tout le monde va y passer.
Olivier Bailly : C’est une sorte de salon. Il faut en être ?
Alphonse Boudard : C’est ça. Et le fait qu’on voit Maurice Chevalier, Tino Rossi ou Colette donnera de l’éclat à la maison. Forcément, c’est rare que des types du niveau de Maurice Chevalier ou Tino Rossi grimpent devant tout le monde avec une pute. Mais il y a d’autres clients qui sont des célébrités comme Georges Simenon ou Michel Simon qui y vont carrément et on le sait et ils ne s’en cachent pas du tout. Mon ami Romi, lui, allait faire des dessins. Il finissait par être copain avec la patronne, elle était contente, puis après il gardait les dessins et c’est comme ça qu’il a des témoignages. Il gardait les cartes de visites, les cendriers parce que c’est un collectionneur et c’est un peu un esprit savant. Alors ça, c’était la nouvelle formule. Après, il y a eu le Sphinx qui était une espèce de club, également, et les choses auraient pu encore évoluer. On aurait vu Régine qui aurait tenu à la fois sa boîte, un bordel, un restaurant, etc. Elle aurait été fabuleuse, là-dedans ! D’ailleurs, on a eu un projet de film ensemble sur un sujet comme ça. Elle collait bien.
Français : Alphonse Boudard, romancier français
(Photo credit: Wikipedia)
Olivier Bailly :
Un peu avant 1946, au moment de la guerre, il y avait déjà des rivalités entre les grandes maisons. Certaines étaient pro-allemandes, d’autres non…
Alphonse Boudard : Bof…On a raconté ça après… Mais il y avait des rivalités sérieuses qui étaient des rivalités commerciales, si je puis dire. C’était comme Leclerc et Carrefour. C’était ça…. Sous l’occupation, à mon avis, il s’est passé la chose suivante : vous comprenez qu’un type qui fait un business où il vend des bonnes femmes, c’est un voyou. Souvent il vient de la plus basse truanderie et il a monté les échelons parce qu’il est intelligent. Quand l’occupation est arrivée, ils ne savent pas ce qui va se passer. Personne ne le sait. Alors, les Allemands filent des règlements, réquisitionnent des maisons pour eux et puis s’arrangent avec les voyous.
Les Allemands avaient un fric fou qui leur était donné par le gouvernement de Vichy au titre de l’indemnité journalière de guerre. Ce fric, ils le dépensent et il va alimenter tout. Il y a le marché noir, il est là, tout près, parce que vous pouvez pas tenir des maisons de luxe sans faire du marché noir. Vous n’allez pas là-dedans pour bouffer des rutabagas et boire de l’eau fraîche. Donc, il sonttrès liés aux Allemands et ils sont liés au marché noir et les Allemands savent que le marché noir est une bonne façon de tenir les gens.
Les plus intelligents parmi eux ne viennent pas en disant « dites donc, on va faire ça, si vous ne nous donnez pas ça, vous serez fusillés ». Non, ils corrompent, ils se démerdent, ils s’arrangent, c’est plus malin. Les seuls tauliers qui auront un esprit vraiment à peu près résistant sont des gens par exemple qui sont d’origine juive. Ils comprennent très vite de quoi il retourne et eux sont forcément coincés. Quelques-uns uns. Mais dans l’ensemble ils attendent l’évolution de la situation et quand l’année 43 arrive, le vent tourne, ils prennent des garanties : ils ont caché trois Juifs dans la cave, ils ont planqué un parachutiste anglais, ils donnent de l’argent à la résistance qui traîne par là, de façon à être peinards.
Mais la plupart ont été très mouillés avec les Allemands au point que beaucoup de grands tauliers, ceux qui tenaient les taules d’abattage, en croquaient avec la Gestapo. C’était une super police qui était au-dessus de la police française et qui pouvait envoyer chier les flics français en s’appuyant sur les Allemands.
Olivier Bailly : C’était une époque idéale pour la pègre qui régnait impunément
Alphonse Boudard : Bien entendu. Quand la Libération est arrivée se sont conjuguées deux choses : les moralistes qui venaient du MRP, parti chrétien qui était contre le bordel, et les communistes qui parlaient au nom de la patrie. Vous ne pouviez pas demander aux autres de ne pas suivre. Il est évident que quand l’affaire se déclenche on ne voit pas la nécessité absolue de s’occuper de fermer les bordels. Ce qui a sauvé les choses à ce moment-là, ce qui a sauvé les abolitionnistes, ces les antibiotiques. Si les antibiotiques n’étaient pas arrivés en même temps on avait une situation qui grimpait dans le domaine prophylactique… Un recrudescence de maladies vénériennes genre syphilis. Alors on aurait fait machine arrière.
Et là, boum ! tout d’un coup, ils arrivent. Parce que les anti-abolitionnistes avaient dit « attention ! si vous fermez, vous allez voir, ça va grimper. Parce que les filles sont surveillées, ici ». Il y avait même des endroits, les fameux bordels qui étaient tenus par les Allemands, où la capote anglaise était obligatoire.
Olivier Bailly : Malgré son nom ?
Alphonse Boudard : (Rires). Malgré son nom, c’est que j’allais dire…Donc, la situation était grave et, tout d’un coup ça a été le miracle. C’est à ajouter à ce que je disais tout à l’heure à propos de l’évolution des mœurs. Il y a eu en 46-47 l’arrivée des antibiotiques qui suppriment les maladies vénériennes importantes de l’époque.
Olivier Bailly : A l’époque ça ne pardonnait pas…
Alphonse Boudard : Sauf que le syphilis n’était pas mortelle à tous les coups et qu’on pouvait parfois en guérir… Si elle était prise à temps et même avant les antibiotiques. Et puis sont arrivés la pilule et tous les contraceptifs possibles plus la loi qui autorise la loi sur l’avortement. Autant de choses qui ont compté dans cette fameuse évolution des mœurs.
Olivier Bailly : Venons-en à Marthe Richard. Vous avez découvert à son sujet des choses inavouables. Etait-elle complètement pure ?
Alphonse Boudard : Ah non, non… Pas du tout. Je suis sévère avec elle quand elle se place sur le plan où elle s’est placée en disant « je suis une moraliste qui a fait fermer les maisons ». Ça , c’est une blague. Là, je démonte tout le truc et ça n’a été possible qu’après sa mort parce qu’elle avait bénéficié d’une loi d’amnistie en 47 et on ne pouvait évoquer un certain nombre de choses dans sa vie, entre autres le fait qu’elle avait été elle-même prostituée et qu’elle avait eu des problèmes pour des affaires de drogues et des complicités d’escroquerie avec des personnages qui émargeaient à la Gestapo du boulevard Flandrin. C’était donc on ne peut plus noir. Elle a cependant réussi ce tour de passe-passe de devenir le symbole de la lutte contre la prostitution.
Olivier Bailly : Elle s’est refait une vertu
Alphonse Boudard : Totalement ! Et elle n’a joué que de la vertu, après. Elle est morte à 92 ans, avec la Légion d’honneur. On disait « Marthe Richard, la mère la vertu ». C’était pas ça du tout ! C’était le contraire. Voilà. Quand j’ai écrit le livre j’en ai consacré la moitié à Marthe Richard pour démontrer point par point qu’il s’agissait d’une légende. Je l’ai fait avec des documents très sûrs, de police. J’ai eu la fiche des renseignements généraux entre les mains eh bien, malgré cela, on entend toujours les gens dire « Ah ! Marthe Richard qui a fait fermer les maisons…Cette dame est respectable, c’est formidable ». Bon, elle n’a pas toujours eu 80 ans. D’où viennent les vieilles dames !
Olivier Bailly : Revenons à la maison. Ou plutôt aux maisons. Filles du trottoir et filles des bordels bénéficient-elle du même traitement artistique ?
Alphonse Boudard : On trouve une littérature autour des filles du trottoir. Chez Carco, chez les auteurs de la Série noire…Parce qu’il y a le lieu. Vous ne retrouverez pas cette jubilation ni ces artistes autour des taules d’abattage. Il y a quelques croquis, il y a des histoires, mais elles sont assimilées à peu près aux filles de la rue. Ce qui a provoqué l’intérêt des artistes autour des maisons c’est précisément parce qu’il y a eu le cadre, il y a une espèce de cérémonie, un lieu d’amour, le temple de l’amour physique, et puis il y a « Madame », il y a une ambiance et puis les gens, comme du One two two, du Chabanais, de la rue des Moulins où Toulouse-Lautrec avait sa chambre, ont créé un certain climat.
Olivier Bailly : Une mythologie ?
Alphonse Boudard : Une mythologie. Et ils sont revenus en cela à l’Antiquité…Ce que l’on peut reconstituer de Pompéi, on le doit aux artistes de ce genre. Voilà pour les maisons luxueuses. Les maisons de qualité moyenne, si je puis dire, ont été reconstitué par des gens comme Lorrain ou Maupassant dans leur côté convivial, province, etc. C’est vrai que si vous imaginez des gens qui sont par exemple représentants de commerce, ils arrivent dans une ville, à Yvetot, à Carpentras, le soir, ils sont au restaurant, je les ai vus, j’ai été dans des endroits comme ça pour des films ou des livres, ils bouffent puis ils vont regarder la télé et ils vont se coucher. S’ils ont des envies d’aller draguer ou de chercher une fille, ils ne trouvent rien ! Il y a des fois des espèces de boîtes qui sont à 25 kms, puis barka ! Ils ne vont pas aller se fatiguer là toute la nuit. Quand ils avaient le bobinard, ils connaissaient, ils y allaient, ils se retrouvaient entre copains, ils y venaient pour consommer une fille ou simplement pour prendre un verre, une coup de champ’, je ne sais quoi… Ils discutaient avec la patronne, elle les connaissait, c’étaient le gars qui vendait le Pernod ou qui vendait des bas ou de la porcelaine [lire l’excellent Femmes blafardes de Pierre Siniac, Rivages. Ndr]… C’était ça.
Olivier Bailly : Il y avait donc un aspect très social
Alphonse Boudard : Ah complètement, complètement ! C’était des bistrots avec des « montantes ». C’était ce que racontaient des gens comme Maupassant.
Olivier Bailly : Au moment de la Fermeture, des gens se sont retrouvés sur le sable, et pas seulement les filles.
Alphonse Boudard : Les macs se sont pas trop mal débrouillés. Ils ont pris des prête-noms qui ont tenu les hôtels de passe et puis eux ils sont allés se retirer à la campagne, pécher à la ligne, taper le carton… certains, qui avaient des maisons de luxe, des maisons très célèbres, n’ont pas pu se recycler parce qu’on ne pouvait pas remplacer, refaire autre chose d’équivalent au One two two ou au Chabanais et ils ont été plus ou moins ruinés. Ils ont essayé de se lancer dans d’autres activités, mais ce n’était plus pareil. Alors le bluff a été pour les filles. Parce qu’on racontait « bon on va fermer les maisons et le problème est résolu », mais il n’est pas résolu du tout et elles se sont toutes retrouvées sur le trottoir. Elles avaient les mêmes macs, les mêmes structures, elles étaient autour des hôtels et elles faisaient le tapin dans la rue Saint-Denis ou à Barbès-Rochechouart. C’était exactement la même chose.
Olivier Bailly : Pire peut-être ?
Alphonse Boudard : Peut-être pire, en tous cas, parfois, elles étaient carrément dehors et quand il fait froid…
Alors il y a des gens, très respectables d’ailleurs, qui veulent sauver des filles de joie et qui leur proposent des lieux genre petite pension de famille où on va les rééduquer, leur apprendre un métier, mais ça a marché que pour des putes qui étaient en bout de parcours. Ils sont à côté de la plaque parce qu’ils font des choses tout à fait honorables, utiles, mais pour une infime minorité…
Olivier Bailly : Que sont devenus les objets baroques, les objets particuliers que l’on trouvait dans les maisons closes ?
Alphonse Boudard : ça a été baladé de tous côtés, mais la plus grande vente a été faite après la Fermeture par Maître Maurice Rheims qui est aujourd’hui à l’Académie française. Romi, lui, a récupéré certaineschoses.Le fameux siège et la baignoire en cuivre rouge en forme de cygnes se sont retrouvés chez Alain Vian, le frère de Boris, et chez Dali. C’est Dali qui a acheté la baignoire. Il trouvait que c’était un objet éminemment surréaliste. Le siège a été revendu en salle des ventes où il a fait 22 millions de centimes et c’est la descendante de l’ébéniste qui l’avait fabriqué qui l’a acheté.
Olivier Bailly : Est-ce qu’il y encore de signes visibles, des preuves de l’existence de ces maisons dans Paris aujourd’hui ?
Alphonse Boudard : Il y a encore des petites traces par-ci par là, mais les principales maisons n’existent plus. Le Chabanais, par exemple, est toujours là. Il y a des gens qui y vivent. Rue des Moulins, il n’y a plus rien. Je crois qu’il y a une agence de voyage à la place. L’immeuble où était le Sphinx a été démoli, boulevard Edgar-Quinet. Reste comme témoignage évident celui où, dit-on, le Maréchal Goering est venu baiser un jour de 1941 au 50, rue Saint-Georges.Au 9, rue de Navarin il faut que vous essayiez de rentrer sous le porche et de regarder de côté. Là on comprend tout de suite. D’abord, il y a une façade curieuse. Il y a des fenêtres en forme de hublot et puis, sur le côté, on peut découvrir ce que c’était.
Au 106 boulevard de La Chapelle était une taule d’abattage célèbre qui est devenue après la Fermeture et pendant 25 ans environ le siège de l’Armée du salut. Et puis maintenant c’est un bazar nord-africain. Au One two two, 122, rue de Provence, c’est maintenant le syndicat des cuirs et peaux…Je crois qu’il y a eu un grand tort… On aurait du garder le Sphinx, le Chabanais, le One two two, la rue des Moulins, il y en a eu plusieurs comme ça… Enfin, on aurait pu en garder deux, trois. C’est des pièces historiques. On va bien voir la Conciergerie. C’est une taule, hein ? C’est moins gai encore
Olivier Bailly : Vous avez travaillé en collaboration avec Romi pour ce bouquin. Son nom évoque malheureusement peu de choses pour les lecteurs d’aujourd’hui. Pourriez-vous nous en parler ?
Alphonse Boudard : Ah Romi ! C’est un type formidable ! C’est un homme qui a tous les dons possibles. Il dessine très bien, il écrit très bien et il s’intéresse à tout ce qui est la petite histoire et aux choses qui paraissent être sans importance, mais qui finalement en ont. Il a fait de nombreux bouquins. Il y a quelques années il a sorti un livre tout à fait intéressant sur les célébrités oubliées. Il a regardé depuis 1789 les types qui, en leur temps, tout à coup, ont été aussi célèbres qu’aujourd’hui pourrait l’être Tapie et puis qui sont oubliés. Il s’est beaucoup occupé de l’histoire des mœurs puisqu’il a fait des livres sur la prostitution et il a une documentation, une iconographie fabuleuse. Il s’est intéressé à l’art, aux surréalistes notamment, et à l’art naïf.
C’est un homme qui toute sa vie a collectionné des choses autour de lui. Il est âgé, il a un esprit absolument de jeune homme. Il est en train de faire un bouquin sur l’histoire anecdotique du pet depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours ! Je lui fais une préface. C’est un volume énorme. Il a été chercher des parties de pétomanie sous Louis XIV ! C’est formidable ! Il a un esprit curieux. On peut lui parler de n’importe quoi, il sait tout. Il a fait un n0 du Crapouillot sur les monstres. Non, mais vraiment, c’est un type qui m’épate ! Il a donné dans le fait-divers aussi. Enormément. Je suis certain que c’est un auteur qu’il faudra redécouvrir, qu’il faudra rééditer.
Au même titre que Marcel Montarron qui a été le grand homme du fait-divers depuis la naissance de Détective jusqu’à ce qu’il s’arrête. Je voudrais bien qu’on redécouvre Romi parce que c’est aussi très précieux, ça fait vraiment partie de la culture, beaucoup plus que des spéculations intellectuelles.